Inondations: chaos, corruption et avertissements ignorés en Libye

LE CAIRE — Les avertissements étaient clairs, mais ils sont restés lettre morte.

Les experts prévenaient depuis longtemps que les inondations représentaient un danger important pour les deux barrages destinés à protéger près de 90 000 personnes dans le nord-est de la Libye. Ils ont demandé à plusieurs reprises l’entretien immédiat des deux structures, situées juste en amont de la ville côtière de Derna. Mais les gouvernements successifs de ce pays d’Afrique du Nord en proie au chaos n’ont pas réagi. 

«En cas de grande inondation, les conséquences seront désastreuses pour les habitants de la vallée et de la ville», avait écrit Abdelwanees Ashoor, un professeur de génie civil, dans une étude publiée l’année dernière dans le Sabha University Journal of Pure and Applied Sciences.

Les avertissements se sont concrétisés aux premières heures du 11 septembre, lorsque les habitants de Derna ont été réveillés par de fortes explosions avant que les eaux de crue ne déferlent sur la ville méditerranéenne. Ils ont découvert que deux barrages s’étaient rompus, libérant un mur d’eau de deux étages de haut qui a semé la destruction et balayé des quartiers entiers jusqu’à la mer.

Le déluge s’est avéré mortel pour des milliers de personnes en quelques secondes, déracinant des immeubles d’habitation et emportant des routes et des ponts. 

Le nombre de morts varie selon les responsables gouvernementaux et les organismes d’aide. Le Croissant-Rouge libyen a déclaré qu’au moins 11 300 personnes avaient été tuées et que 10 000 autres étaient portées disparues. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, qui avait déjà fait état du même nombre de morts, cite maintenant des chiffres beaucoup plus bas, à savoir environ 4000 personnes tuées et 9000 disparues,

Le ministre de la Santé de l’Est de la Libye, Othman Abduljaleel, a révélé qu’au moins 3283 corps avaient été enterrés dans la nuit de dimanche à lundi. Il n’a pas précisé combien de corps avaient été récupérés au total.

La négligence et la corruption sont monnaie courante en Libye, un pays d’environ 7 millions d’habitants qui repose sur des réserves prouvées de pétrole et de gaz naturel. En 2022, le pays était classé 171e sur 180 dans l’indice de transparence établi par Transparency International.

La nation nord-africaine est plongée dans le chaos depuis 2011, lorsque le soulèvement du printemps arabe, soutenu par l’OTAN, a chassé le dictateur de longue date Moammar Kadhafi, qui a été tué par la suite.

Depuis, le pays est divisé entre deux administrations rivales : l’une, à l’ouest, soutenue par un ensemble de groupes armés et de milices sans foi ni loi, et l’autre, à l’est, alliée à l’autoproclamée Armée nationale libyenne, commandée par le puissant général Khalifa Hifter.

Les barrages, Abou Mansour et Derna, ont été érigés par une société de construction yougoslave dans les années 1970 au-dessus de Wadi Derna, qui divise la ville. Abou Mansour, situé à environ 15 kilomètres de la ville, mesurait 74 mètres de haut et pouvait contenir jusqu’à 22,5 millions de mètres cubes d’eau. Le barrage de Derna, également connu sous le nom de Belad, est beaucoup plus proche de la ville et pouvait contenir 1,5 million de mètres cubes d’eau.

Les barrages, construits avec de l’argile, des roches et de la terre, étaient destinés à protéger la ville des crues soudaines, qui ne sont pas rares dans la région. L’eau recueillie derrière les barrages était utilisée pour irriguer les cultures en aval.

«Les deux barrages n’avaient pas été entretenus depuis de nombreuses années, malgré les inondations répétées qui ont frappé la ville par le passé, a souligné Saleh Emhanna, un chercheur en géologie à l’université d’Ajdabia, en Libye. Ils étaient délabrés.»

Les barrages ont subi des dommages importants lors d’une forte tempête qui a frappé la région en 1986, et plus d’une décennie plus tard, une étude commandée par le gouvernement libyen a révélé des fissures dans leurs structures, a déclaré le procureur général de la Libye, al-Sediq al-Sour, tard vendredi.

Lors d’une conférence de presse dans la ville sinistrée, M. al-Sour a annoncé que les procureurs enquêteraient sur l’effondrement des deux barrages, ainsi que sur l’allocation des fonds d’entretien.

«Je rassure les citoyens : quiconque a commis des erreurs ou des négligences, les procureurs prendront certainement des mesures fermes, engageront des poursuites pénales contre lui et le traduiront en justice», a tonné M. al-Sour.

En 2021, un rapport d’une agence d’audit publique a indiqué que les deux barrages n’avaient pas été entretenus malgré l’allocation de plus de 2 millions $ US à cette fin en 2012 et 2013. Aucun travail n’a été effectué dans la région et l’agence d’audit a blâmé le ministère des Travaux publics et des Ressources naturelles pour ne pas avoir annulé le contrat et ne pas l’avoir confié à une entreprise capable d’effectuer les travaux.

En 2007, une entreprise turque a été chargée d’assurer la maintenance des deux barrages et de construire un autre barrage entre les deux. L’entreprise, Arsel Construction, indique sur son site web qu’elle a achevé ses travaux en novembre 2012. 

Arsel est l’une des dizaines d’entreprises turques qui avaient des projets d’une valeur de plus de 15 milliards $ US en Libye avant le soulèvement de 2011. Nombre de ces entreprises ont fui le chaos libyen avant de revenir ces deux dernières années, notamment lorsque le gouvernement turc est intervenu pour aider le gouvernement basé à Tripoli à repousser une attaque des forces du général Hifter en 2019.

Arsel n’a pas répondu à un courriel demandant des commentaires supplémentaires sur les deux barrages. Il semble qu’aucun troisième barrage n’ait jamais été construit, comme le montrent des photos satellites récentes. 

En prévision de la tempête méditerranéenne Daniel, les autorités avaient également lancé des messages contradictoires. Elles ont imposé un couvre-feu à Derna et dans d’autres régions de l’est. La municipalité de Derna a publié sur son site internet des déclarations invitant les habitants à évacuer les zones côtières par crainte d’une montée des eaux.

Toutefois, de nombreux habitants ont déclaré avoir reçu des textos sur leur téléphone les invitant à ne pas quitter leur domicile.

Les inondations ont dévasté Derna et les autorités estiment que près d’un quart de la ville a été rasé. Cette dévastation reflète l’intensité de la tempête, mais aussi la vulnérabilité de la Libye. Les infrastructures du pays ont été largement négligées malgré sa richesse pétrolière.

M. Al-Sour, le procureur général, a assuré que les procureurs enquêteraient sur les autorités locales de Derna ainsi que sur les gouvernements précédents. Il a nommé des enquêteurs de différentes régions du pays pour mener l’enquête.

Le gouvernement de l’Est de la Libye a suspendu le maire de Derna, Abdel-Moneim al-Gaithi, dans l’attente d’une enquête sur la catastrophe. Le maire n’a pas répondu aux appels téléphoniques visant à obtenir des commentaires.

Depuis 2014, l’est de la Libye est sous le contrôle du général Hifter et de ses forces. Le gouvernement rival basé dans la capitale, Tripoli, contrôle la plupart des fonds nationaux et supervise les projets d’infrastructure. Aucun des deux ne tolère la dissidence.

Les militants demandent une enquête internationale, craignant qu’une enquête locale ne soit pas fructueuse dans un pays largement gouverné par des groupes armés et des milices. Le comportement «prédateur» de ces groupes et milices a entraîné «le détournement des fonds de l’État libyen et la détérioration des institutions et des infrastructures», selon un rapport du groupe d’experts de l’ONU.

Selon Transparency International, la Libye a souffert de la faiblesse de ses institutions publiques, de conflits internes et d’une profonde instabilité, ce qui a permis à la corruption de se répandre, les abus du secteur public n’étant que peu ou pas contrôlés.

Une pétition en ligne signée ces derniers jours par des centaines de personnes, dont des groupes de défense des droits et des ONG libyennes, affirme qu’un comité international indépendant est nécessaire pour «découvrir les causes de cette catastrophe» et demander des comptes aux responsables.

Jalel Harchaoui, un spécialiste de la Libye au Royal United Services Institute for Defence and Security Studies, basé à Londres, a estimé qu’une enquête sur la catastrophe serait confrontée à des défis de taille puisqu’elle pourrait atteindre des hauts responsables de l’ouest et de l’est de la Libye.

Une telle enquête «pourrait potentiellement atteindre les plus hauts niveaux de responsabilité », a-t-il prédit. Cela représente un défi unique.»