«C’est un peu de ta faute» – Le ruisseau

Les gouttes de crème traçaient des volutes dans son café et une ride vint petit à petit barrer le front de mon grand-père. Ses yeux bleus se durcirent lentement pendant que de fines arabesques s’étiraient dans sa tasse. Deux autres rides se creusèrent entre ses tempes et son regard abandonna la tasse pour se perdre dans les nuages et sur ses champs, au-delà de la fenêtre:  »Cette année, ça va se régler. »

Grand-père César était revenu de l’étable un peu plus tôt. Il avait avalé sans grand appétit le petit déjeuner préparé par grand-mère Onia. Un bol de gruau avec une cuillerée de sirop d’érable et du lait. En déposant le bol, ma grand-mère, toujours espiègle, avait taquiné son mari sur un ton où l’on sentait, cette fois, un brin de malice et une pointe de colère refoulée:  »Bon appétit, mon homme, et n’oublie pas que bientôt il y aura encore, peut-être, quelque chose de notre voisin là-‘dans. »

Grand-père César ne le savait que trop bien. Durant la traite du matin, pendant qu’il se faufilait entre ses vaches avec ses trayeuses, ses laitières montraient une nervosité qu’il comprenait bien. Elles avaient passé tout l’hiver enchaînées à la même place, enfermées dans l’étable, loin du ruisseau. Mais depuis une semaine, la douceur du printemps envahissait le bâtiment par les fenêtres béantes dès le matin. Les vaches humaient les parfums de la nature renaissante. Elles savaient qu’elles allaient bientôt ressortir et se rassasier d’ une herbe fraîche bien plus savoureuse que le foin sec conservé depuis l’été dernier. Les ruminants avaient perdu leur air placide et commençaient à montrer des signes d’agitation et d’impatience.

L’herbe verte avait commencé à poindre dans les champs, à travers le foin sec et jauni. Quelques pouces de neige traînaient encore à l’ombre dans le boisé où mon grand-père laissait paître ses laitières, l’été, entre les traites. Quand les derniers lambeaux de neige auraient fondu, dès que l’herbe aurait suffisamment repoussé pour supporter le pacage du troupeau, grand-père le laisserait ressortir, d’ici trois semaines ou un mois. Ses vaches pressentaient le moment où on allait enfin détacher la chaîne à leur cou. Elles s’élanceraient presque au trot hors de l’étable. Les unes derrière les autres, elles gambaderaient dans le long corridor de clôtures de perches, entre les jeunes champs de foin et d’avoine, vers le ruisseau. Là, elles feraient une pause pour se désaltérer avant de s’éparpiller en grappes dans le boisé et de brouter.

C’est cette longue pause au ruisseau que redoutait grand-père César. Ses vaches allaient s’abreuver à longs traits de cette eau et il se demandait dans quelle mesure elle serait propre. Lui, il refusait d’en boire. Au lieu d’y puiser son eau de Pâques ce matin à l’aube, avant la traite, il lui avait fallu presser le pas jusqu’à la source dans l’érablière, au fond de sa terre. Près d’un mille juste pour y aller! Et en rapporter une lourde chaudière d’eau. Tout serait si simple si le ruisseau était propre!

Ce ruisseau descendait des collines boisées, au-delà de Sainte-Hedwige. Il déboulait, tout en éclats de rire et en cabrioles, les cascades et les rapides encaissés par une jolie gorge. Hors d’haleine, il débouchait enfin dans les  »platins », au fond du village. Là, son pas devenait paresseux et ses méandres flânaient dans les arrière-cours de six propriétés du patelin. À la sortie du village, le ruisseau traversait la route en disparaissant un instant sous le pont avant de sillonner les prairies de mon grand-père et le pacage de ses vaches. Depuis trois générations les riverains se servaient du cours d’eau pour évacuer leurs eaux usées. Mais avec le temps, le hameau avait grossi, plus de gens habitaient sur ses rives et grand-père savait qu’il transportait toujours plus de déchets. Et mes grands-parents, depuis des années, faisaient l’équation entre le ruisseau et leur lait.

Par bonheur, presque tous les propriétaires souhaitaient profiter du cours d’eau en été. Paul Marchesseault, le patron de la meunerie, et Albert Allard, un commis au magasin général, voulaient y creuser des bassins pour laisser baigner leurs enfants durant la canicule. Sous son grand saule, à deux pas du ruisseau, Antonio Scalabrini, rentier et ancien propriétaire du moulin à scie, avait aménagé une terrasse de pierre avec table et chaises. Il y prenait ses soupers, les beaux soirs d’été. Robert Côté, le mécanicien au garage, le patenteux de Sainte-Hedwige, avait fait sensation dans la paroisse. Peu après l’électrification des campagnes, il avait ramené de Montréal une petite dynamo. Grâce à un barrage en travers du ruisseau, il alimentait une ampoule électrique au-dessus de sa berceuse et il pouvait lire, le soir, aux abords du cours d’eau. Gilles Ménard, un négociant d’animaux de boucherie, voulait aménager un étang et y jeter des truites. Grand-père n’eut donc aucune peine à convaincre ces propriétaires de contribuer à l’assainissement du ruisseau. Tous voyaient les avantages d’une eau propre et potable.

Le patenteux avait donc élaboré un système apte à les débarrasser de leurs eaux usées. Il suffisait d’enterrer, en contrebas de la maison mais à bonne distance du cours d’eau, une immense cuve de ciment et d’y amener les égouts. Les eaux usées y déposaient les matières solides avant d’en ressortir et de se perdre dans le sol par un long serpentin, lui aussi enterré, de tuyaux de plastique percés de milliers de petits trous. Tout ce qu’on voyait, c’était des pelouses plus vertes. Un large couvercle de béton donnait accès à la cuve et grand-père avait offert de débarrasser ses voisins des résidus accumulés. Chaque automne, au moment d’engraisser ses champs, il visitait les cuves. À l’aide d’un  »baco », il les vidait et en répandait le contenu sur ses prairies avec le fumier de ses bovins.

Un seul voisin avait résisté à cette campagne pour la propreté du ruisseau. Jos Bonamy, le riverain le plus loin en amont, à l’embouchure de la gorge. Nouveau propriétaire depuis juin du moulin à scie de Sainte-Hedwige, pour une bouchée de pain, il avait mis la main sur une bonne quantité de billots de cèdre. Malgré les avis polis des vieux du village, Bonamy avait construit, à la fin de l’été, une grande plate-forme sur la grève, au bord du ruisseau.

Il avait aligné une dizaine de gros billots à peine équarris. Là-dessus il avait cloué un plancher de douze pieds par vingt. Une petite remise occupait une extrémité de la plate-forme. Le reste lui servait de véranda. Le toit de tôle du débarras se prolongeait et protégeait toute cette galerie. Quelques meubles dégotés à un encan garnissaient la véranda: une table et des chaises pour jouer aux cartes, quatre berceuses pour relaxer et jaser.

Bonamy avait expliqué que la remise servait au rangement du mobilier durant l’hiver. Mais on l’avait vu enfouir un tuyau d’égout dans le gravier, jusqu’au milieu du ruisseau, et entrer une toilette dans ce hangar. On avait compris que la remise lui servait aussi de bécosse. Une chaudière d’eau versée dans la toilette le débarrassait de ses déjections…

Jos Bonamy passait ses soirées et ses congés à se bercer sur cette galerie, à l’abri du soleil et de la pluie. Il aimait aussi y recevoir ses clients pour négocier et ses amis pour jouer aux cartes. Aux uns comme aux autres, il en profitait pour racontrer les fabuleuses aventures qu’il avait vécues dans sa jeunesse, quand il pilotait des cargos sur toutes les mers du globe. Avec sa pipe entre les dents, sa casquette de capitaine et sa veste, Jos Bonamy me rappelait, en plus court et en plus rond, le capitaine Haddock de mes albums de Tintin. Mais lorsque ses voisins le voyaient disparaître dans sa remise avec un sceau d’eau, tous savaient que cet importun allait souiller le ruisseau qu’ils s’efforçaient de garder propre.

Ses voisins en aval eurent beau discuter, plaider, négocier, offrir leur aide pour équiper sa maison d’une fosse et les soulager de sa bécosse, rien n’y fit. Joseph Bonamy restait insensible à leurs arguments. Il se disait satisfait de ses installations. Obèse et allergique au moindre effort, il pouvait ainsi répondre à ses besoins sans devoir grimper la côte jusqu’à la maison. Il refusait la dépense de matériel et d’énergie pour un nouvel équipement même si tous les autres riverains offraient un coup de main pour l’installation et la vidange de la fosse. Il estimait ses constructions de cèdre convenables et à l’épreuve du temps, de l’humidité et des crues du ruisseau.

Le regard dans les nuages et sur ses prairies, pendant que ses vaches enfermées dans l’étable ruminaient leur foin insipide, grand-père remâchait son ressentiment devant l’intransigeance de Joseph Bonamy. Alors que son époux mijotait une issue à ce cul-de-sac, grand-mère Onia voyait une nécessité plus immédiate:  » ‘ Faudrait que tu te grées pour la messe, mon homme. ‘ Va falloir partir bientôt. »

Texte de Daniel Gendron